Les tartuffes de la liberté d'expression
Par David Monniaux le mardi, janvier 12 2021, 09:53 - DADVSI - Lien permanent
Suite à la fermeture du compte Twitter de Donald Trump, certains s’émeuvent de l’atteinte ainsi portée à la liberté d’expression.
La liberté d’expression se définit classiquement par l’interdiction faite à l’État, ou aux autres citoyens, d’inquiéter une personne pour l’expression de ses opinions ou d’empêcher cette expression, sauf pour des raisons fortement encadrées :
« Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. »
(Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, article 10)
“Congress
shall make no law respecting an establishment of religion, or
prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of
speech, or of the press; or the right of the people peaceably to
assemble, and to petition the government for a redress of
grievances.” (Premier amendement à la
constitution des États-Unis d’Amérique)
Il y a une petite nuance entre les deux formulations : dans la seconde, ce sont explicitement les restrictions étatiques qui sont visées, tandis que la première semble également englober les intimidations par les autres citoyens. En revanche, dans l’un et l’autre cas, la formulation n’implique pas une obligation pour l’État ou des prestataires privés de fournir, a fortiori gratuitement, les moyens de communication.
Il y a bien longtemps, j’assistai au spectacle, assez hallucinant, d’un monsieur venant réclamer à un juge d’instance le droit d’avoir un article sur Wikipédia sur ses propositions linguistiques personnelles en vertu du respect de la liberté d’expression — le quérulent avait d’ailleurs été débouté. N’étant pas juriste, j’ignore si dans d’autres contextes il aurait pu obtenir gain de cause.
Cette vision de la liberté d’expression est peut-être trop restrictive. Dans une acception plus large, on considère que c’est à la société de fournir des moyens garantissant la possibilité effective de s’exprimer. Si une personne, un groupe, un parti, sont bannis par tous les grands prestataires de communication, quelle est leur liberté réelle de s’exprimer ?
Avant l’arrivée de l’Internet grand public, seule une très petite minorité de citoyens avaient la possibilité technique et financière de s’exprimer devant une large audience. Encore maintenant, seule une très petite minorité de citoyens, d’ailleurs pas forcément les plus compétents sur les sujets dont ils traitent, ont accès aux médias de masse. On sourirait de la prétention de quelqu’un faisant un procès à TF1 ou au Monde parce qu’on ne l’invite pas à y tenir rubrique !
L’agaçant dans le combat que certains entendent mener contre la fermeture « autoritaire » des comptes de réseaux sociaux de Donald Trump, c’est que l’on n’a jamais, en général, entendu ces gens défendre la liberté d’expression des citoyens ordinaires. Pire ! Ils ont parfois soutenu des mesures législatives encourageant, voire obligeant, les prestataires Internet à de doter de procédures expéditives pour traiter les propos inconvenants.
La question n’est donc pas dans « le pouvoir exorbitant des GAFAM » à faire taire des gens. Ce pouvoir, les « politiques » l’ont souhaité en incitant et obligeant les prestataires Internet à se doter d’instances de modération sans pour autant prévoir de procédures effectives d’appel ou de réévaluation. Ce n’est pas non plus prendre un bon exemple de menace contre la liberté d’expression que la fermeture du compte d’un politicien factieux, qui a eu toute sa vie accès aux médias et pourrait à tout moment embaucher un prestataire pour monter un nouveau site Web.
La question est celle des moyens effectifs de garantir le pluralisme des idées dans l’arène publique. Or, là encore, et je suis désolé si je suis répétitif, il me semble que ceux qui s’indignent de la fermeture du compte de Donald Trump ne défendent pas le pluralisme des idées, mais plutôt la liberté d’expression de l’élite dont ils font partie. En d’autres termes, peu leur en chaut si le compte Twitter de telle ou telle féministe, de tel ou tel universitaire qui ne passe pas dans les médias, est fermé ; ce qui leur importe, c’est le risque qu’une entreprise (qui plus est américaine et peut-être moins sensible aux jeux parisianistes qu’une entreprise française) ferme leur compte ou celui de leurs semblables.
Commentaires
Ravi d'apprendre l'existence du mot "quérulence".
Sur le fond, il y a quand même un paquet de gens qui s'alarment de la fermeture du compte de Trump pour de saines raisons politiques. Un seul exemple : https://www.vududroit.com/2021/01/s...
Ceux qui dénoncent des difficultés de liberté d'expression aux États-Unis ne sont pas que des "parisianistes" semblables à Trump.
Que dire de Chomsky, Kasparov ou Atwood ?
Et sinon on peut arrêter d'opposer tout le temps deux groupes extrêmes de gens ? de considérer que ceux qui ne sont pas d'un camp sont forcément de l'autre ?
On est en train de tuer à petit feu le pluralisme des idées, et c'est triste...
Et pour info, cette personne https://pbs.twimg.com/media/ErJGaO3... a toujours son compte Twitter (le tweet lui semble avoir disparu). Est-ce plus ou moins normal que celui de realdonaldtrump ?
D'accord avec vous sur la difficulté de la question et les doutes quand aux propositions gouvernementales...
1) "Il me semble que ceux qui s’indignent de la fermeture du compte de Donald Trump ne défendent pas le pluralisme des idées, mais plutôt la liberté d’expression de l’élite dont ils font partie. En d’autres termes, peu leur en chaut si le compte Twitter de telle ou telle féministe, de tel ou tel universitaire qui ne passe pas dans les médias, est fermé ; ce qui leur importe, c’est le risque qu’une entreprise (qui plus est américaine et peut-être moins sensible aux jeux parisianistes qu’une entreprise française) ferme leur compte ou celui de leurs semblables."
Procès d'intention. Qu'en savez-vous ?
2) "En revanche, dans l’un et l’autre cas, la formulation n’implique pas une obligation pour l’État ou des prestataires privés de fournir, a fortiori gratuitement, les moyens de communication."
Vous oubliez l'article 11 de cette même DDHC. C'est à ses termes que les neufs gérontes de la rue de Montpensier ont reconnu un droit-créance à la liberté d'expression sur Internet. Voyez la décision sur la loi Avia par exemple : "En l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services et de s'y exprimer."
> Procès d'intention. Qu'en savez-vous ?
25 ans d'observations. Les mêmes qui dénoncent d'habitude la liberté d'expression des gens ordinaires sur Internet se préoccupent de liberté d'expression quand c'est eux-mêmes que cela concerne ; Alain Finkielkraut en est un bon exemple.
2) "En revanche, dans l’un et l’autre cas, la formulation n’implique pas une obligation pour l’État ou des prestataires privés de fournir, a fortiori gratuitement, les moyens de communication."
> Vous oubliez l'article 11 de cette même DDHC.
Pouvez-vous citer une décision de justice ordonnant à un prestataire privé de fournir à titre gratuit des moyens d'expression à quiconque ?
Je vais avoir bien du mal à défendre Donald Trump pour lui trouver des idées.
Néanmoins, il a été élu en 2016 et a cette fois-ci encore obtenu un nombre considérable de votes. On peut détester Donald Trump mais on ne peut pas ignorer que des gens votent pour lui.
Pourquoi ? Sont-ils tous d'horribles racistes mysogines homophobes ?
Je n'en suis même pas certain.
Ses arguments à succès sont globalement :
- Les médias sont biaisés
- On perd la liberté d'expression quand on n'est pas progressiste
Sur le premier point, il y a tout de même des gens qui ne sont absolument pas soutiens de Trump, voire tout le contraire, qui ont relevé certaines formes de pensée unique au sein de certains journaux comme le NYT. Le traitement médiatique récent de l'affaire Samuel P. est également assez inquiétant, pour donner une perspective française.
Je peux documenter si vous ne voyez pas de quoi je parle.
Évidemment, on va dire « oui mais les médias de droite sont biaisés ». Et alors ? Où s'arrête ce petit jeu ?
(Et puis, autant en France je trouve que certains journaux de droite de plus en plus inquiétants, autant Fox News a été plutôt honnête dans sa couverture des élections par exemple et me semble plus factuel que certains médias teintés progressistes)
Sur le second, je pense qu'il faut distinguer deux choses : la perte de liberté d'expression explicité / officialisée et celle, latente, qui s'effectue sous la pression ou le conformisme de certains milieux.
Je pense qu'il s'agit principalement de la seconde qui est malmenée aux États-Unis, notamment dans la façon d'aborder les problèmes liés au racisme.
Je vous renvoie à https://www.theatlantic.com/ideas/a... par exemple.
J'ai le sentiment que certaines personnes ont extrapolé trop loin la thèse de Popper « pour maintenir une société tolérante, la société doit être intolérante à l'intolérance » en considérant que « intolérance » <=> « discours différent du discours commun concernant tel ou tel sujet sensible ».
Je le constate sur les réseaux sociaux (moteur d'uniformisation des discours) mais, plus inquiétant, de plus en plus dans la vraie vie.
Et oui pendant ce temps là les discours de droite se durcissent aussi. C'est une dynamique très inquiétante.