Informatique : savoirs situés ou non ?
Par David Monniaux le dimanche, mai 31 2020, 22:26 - Recherche scientifique - Lien permanent
On lit souvent que les savoirs scientifiques sont « situés » ; j’aimerais explorer ici la question de si les savoirs développés dans mes champs de recherche ou dans des champs voisins sont ou non situés.
(Bien entendu, ceci est un billet de blog sans prétention à constituer un travail universitaire de sociologie des sciences, de philosophie des sciences ou d’épistémologie. Ce que l’on rédige sur son temps libre l’espace d’une soirée ne saurait être comparable à ce que l’on met des mois, des années, à concevoir et à rédiger dans le cadre d’une activité scientifique professionnelle.)
Une première réponse est que les savoirs en eux-mêmes développés dans ces champs ne sont pas situés ou dépendants d’une réalité sociale. Ces savoirs consistent en des algorithmes, des architectures, des définitions, des énoncés de propriétés, des démonstrations mathématiques, des mesures expérimentales. Le fait que des théorèmes rigoureusement énoncés se déduisent d’axiomes mathématiques eux aussi rigoureusement énoncés par l’application d’un système de règles de déduction lui aussi bien défini ne dépend pas de réalités sociales.
En revanche, ce qui est vrai d’énoncés ou d’algorithmes abstraits ne l’est pas forcément de leurs applications à des problèmes concrets. Un algorithme de descente de gradient pour le réglage d’un réseau de neurones ne dépend pas de la réalité sociale. Cependant, son application à un jeu de données à des fins de reconnaissance faciale en dépend ce jeu de données pouvant ou non être représentatif de la population sur laquelle on va finalement appliquer le dispositif technologique comprenant le réseau de neurones.
Enfin, c’est une évidence que le choix des sujets d’études est socialement situé. Ce choix dépend de nombreux facteurs, dont l’attribution de budgets et de postes d’universitaires et de chercheurs. Les attributions de postes universitaires dépendent des besoins en enseignement, lesquels dépendent des choix d’orientation des étudiants, qui dépendent eux-mêmes des besoins de l’économie et de l’image que les lycéens et leurs familles se font des études et de leurs débouchés. Les attributions de budgets de recherche dépendent de ce que l’on estime ou non prioritaire : un pays qui veut développer des centrales nucléaires mettra des moyens sur certaines branches de la physique, etc. En plus de ces influences extérieures, tout en étant liées à elles, il y a des modes internes au champ scientifique. Tout cela est évident pour toutes celles et tous ceux qui travaillent dans le champ, et on peinerait à trouver quelqu’un qui défende l’idée naïve que la Science se développe sans interférence sociale.
Les questions de politique scientifique ne sont pas des questions scientifiques. En effet, celle-ci consiste à désigner les sujets d’étude qui méritent des ressources au motif que ces sujets sont ou seront importants. Important pour qui, pour quoi ? Et avec quelles certitudes sur l’avenir ? Qui peut dire ce dont la société aura besoin dans vingt ans ? Et d’ailleurs, comment définir les besoins de la société ?
Ainsi, je pense que les savoirs développés en algorithmique, théorie des langages de programmation et domaines voisins ne sont pas socialement situés. En revanche, le choix d’étudier telle ou telle approche l’est, de même que les choix de modélisation du réel social dans les applications.
Commentaires
Fais gaffe, tu philosophes :)
Tu philosophes car tu nous parles de "situé", puis de "socialement situé" sans *dé fi nir* ce terme. Ne pas définir les termes, c'est tout l'art de la philo :)
Nous ne fréquentons pas les mêmes cercles... c'est la première fois que j'entends parler de savoirs "situés" et quelques recherches en ligne rapides pointent vers des livres que je n'aurais certainement pas lu.
Les savoirs scientifiques ne sont pas "situés", la question est ridicule et je pensais qu'on l'avait dépassé quand Bruno Latour s'est fait virer de "La Recherche" pour ses bravades sur "Ramses II mort d'une maladie qui est apparue 20 siècles après sa mort".
Par contre, les théorèmes, les algorithmes, les programmes et les démonstrations ont un "point de vue idéologique" dont la nature évolue avec le temps. Par exemple les algorithmes d'optimisation de graphe (plus court chemin, arbre couvrant, graphe biparti, etc). Dans les années 70 ils étaient vus comme des faits isolés, des "astuces" de calcul, permises par des choix intelligents de structures de données et conception d'algorithmes. Mais à partir des années 90 ils ont été vus comme des cas particuliers de programmes linéaires résolus par approches entières (non fractionnaires) via des algorithmes primal-dual (sous / sur approximation entière). Et un travail important a été fait pour montrer comment l'algorithme primal-dual généré à partir des équations du problème se réduisait à l'algorithme "bien connu" (par exemple Approximation Algorithms Vazirani 2003). Ces même techniques appliquées à des équations modélisant des problèmes NP-complets donnaient des schémas d'approximation polynomiale. Ce sont toujours les mêmes algorithmes, mais le point de vue a changé.
Il arrive de même en mathématiques avec l'algébrisation de l'analyse (Laurent Schwartz) ou l'approche géométrique des courbes algébriques. Ou en physique avec l'expression de l'électromagnétisme dans un espace à 4 dimensions afin que l'analyse vectorielle "de prépa" se transforme en géométrie différentielle "propre" avec des algèbres extérieures, des formes différentielles et l'opérateur de dualité.