Le PS, entrepreneur de morale
Par David Monniaux le samedi, novembre 2 2013, 02:58 - Société - Lien permanent
Poursuivons notre analyse rapprochant la politique américaine de la politique française. Aujourd'hui : les valeurs familiales.
Dans les années 1990 (mais auparavant également), la droite américaine s'est beaucoup préoccupée des « valeurs familiales » dont l'érosion devaient provoquer l'affaiblissement de l'Amérique.
Les discussions sur les problèmes de mœurs ont l'avantage, pour les politiciens, de détourner l'attention d'autres problèmes, par exemple l'économie. Celle-ci allait bien sous le président Clinton (bien qu'on puisse douter qu'il y ait un lien de cause à effet) ; il convenait donc de faire porter le débat ailleurs (sur la sexualité des adolescents et surtout des adolescentes, sur les homosexuels, etc.).
Le « mariage pour tous » a été l'occasion pour les politiciens français d'une comédie qui serait amusante si elle n'avait pas pris en otage (*) les principaux concernés (à savoir : les couples homosexuels). La gauche a pu ainsi se donner des brevets de progressisme (à peu de frais, cette réforme n'engageant guère de dépenses), et la droite a pu avoir un sujet de rassemblement alors qu'elle est incapable d'articuler quoi que ce soit à part « Taubira, caca » (**). Elle a également permis à divers entrepreneurs de morale de se faire une niche médiatique, avec les combats contre le dgender, les mères porteuses etc. Une agitation mémorable, avec tribunes, contres-tribunes, insultes, manifestations, lacrymos, hurlements contre la répression gouvernementale, etc.
Et là, rebelote ! On propose la pénalisation des clients de prostituées. Là encore, une réforme qui ne coûtera pas grand chose (contrairement à ce que suppose ce blog, je pense que si elle est adoptée, on ne tentera pas d'appliquer cette loi à grande échelle, tout simplement car cela coûterait cher, que c'est la rigueur, et que le français moyen n'en a rien à faire d'interdire la prostitution : ce qu'il veut, le cas échéant, c'est qu'on dégage les prostitué(e)s et leurs clients de devant chez lui), mais très symbolique car elle touche aux « valeurs ». Là encore, divers entrepreneurs de morale occupent le terrain médiatique, les uns criant à l'irruption du gouvernement dans les alcôves, les autres évoquant le fléau des trafics humains... et là encore, les principales concernées prises en otage. Tribunes, contre-tribunes, insultes...
Je crains que cela ne doive se poursuivre. La faible marge de manœuvre budgétaire et l'absence de volonté pour une refonte profonde du système d'impôts et cotisations vont empêcher toute réforme d'ampleur en ce qui concerne l'économie, le social ou les finances. Il restera, pour communiquer, le droit pénal (ce qu'aimait tant la droite au pouvoir... mais là on commence même à dire qu'il faut y aller doucement sur les peines de prison, vu qu'il n'y a pas la place de les exécuter et pas le budget pour augmenter la place) et le « sociétal » symbolique.
Quelle va donc être le programme symbolique du PS pour le printemps 2014, après les élections ? Et pour l'automne ? Les enfants, il faut tenir jusqu'en 2017 ! (***)
(*) Je ne devrais peut-être pas employer un vocabulaire aussi fort que « prendre en otage », mais il me semble qu'il y a une similarité de situation entre des gens que l'on kidnappe pour qu'ils servent de pièces d'échange dans un jeu géopolitique auquel ils n'ont pas demandé à jouer, et des simples citoyens dont le sort dépend de disputes et d'atermoiements politiciens.
(**) J'ai fait une surdose de parler bambin après les « papa » et « maman » de la Manif pour Tous.
(***) Avec un peu de courage politique et si elle se sent l'énergie pour, nous pourrions avoir Christiane Taubira sur une réforme de la législation des stupéfiants, notamment pour autoriser les « salles de shoot ». Il y a là de quoi remplir des pages entières dans Le Monde, Le Figaro et Libération...
(Je remercie Denys Bergrave de m'avoir rappelé l'expression « entrepreneur de morale ».)
PS Quelqu'un peut-il m'expliquer ce que vient faire la mutuelle LMDE dans un collectif d'associations, syndicats et partis réclamant « l'abolition de la prostitution » ?
PS² La proposition de loi soutenues par les associations pro-abolition prévoit des stages obligatoires de sensibilisation au sort des prostitué(e)s pour les clients condamnés. Qui assurera ces stages ? Les dites associations, je suppose (j'imagine mal l'Éducation nationale ou l'enseignement supérieur se mêler de cela).
Commentaires
Vous faites bien d'employer l'expression de "pris en otage", car ce sont bien les prostituées victimes de proxénétisme ou de traite des êtres humains qui seront les premières à souffrir de cette loi.
En pénalisant les clients, d'une part on conduit la prostitution à se cacher (les clients devenant peureux, l'offre suit la demande et le travail se délocalise de la rue vers des appartements). Avec bien sûr l'effet négatif qu'il est plus difficile pour les forces de l'ordre d'identifier les lieux de prostitution (et de traite des êtres humains).
D'autre part, les procédures judiciaires en matière de proxénétisme commencent souvent par le témoignage d'un client qui permet d'avérer la prostitution et indique le lieu de passe. Évidemment il sera plus difficile de trouver des clients à faire parler si ceux-ci voient une amende de 500 € planer au dessus de leur tête.
En d'autre termes, on tient la une "fausse bonne idée" du plus bel acabit. On agit en pensant à la morale, à ce qui est "bien", à pénaliser les méchants clients... Et ce, au détriment des victimes.
De mon point de vue il s'agit plutôt de donner un coup de pouce à l'adoption des nouvelles technologies.
Il existe désormais un très grand nombre de services vidéo en temps réel (dits "cams").
Certes, ces services n'ont pas le même degré de contact humain, mais en contrepartie
- la productivité y est beaucoup plus élevée, une même travailleuse pouvant s'occuper de nombreux clients simultanément
- le contrôle des flux financiers y est plus facile car les payements électroniques sont centralisés par les entreprises qui mettent en oeuvre la plateforme
- les risques sanitaires sont bien moins élevés et la sécurité des travailleuses est bien meilleure puisque les travailleuses restent chez elles, souvent dans une autre ville voire pays que les clients
- l'offre est plus diversifiée avec des travailleuses issues de toutes part du globle et proposant une gamme beaucoup plus ample de services
- c'est un coup de pouce financier à des femmes souvent défavorisées, leur permettant d'améliorer leur quotidien
C'est la magie du progrès grâce à la libéralisation des échanges. La pénalisation des clients permet de réduire les barrières à l'entrée qui maintenaient le marché dans une situation oligopolistique.
@Couard: Tu devrais spécifier quand tu fais du second degré...
dgender -> gender
@Simple touriste: J'ai voulu singer la prononciation sciemment adoptée par certains opposants, qui en disant gender (souvent d'ailleurs avec une prononciation bizarre, du style djindère) et non genre tiennent à souligner le caractère étranger, pire, « anglo-saxon » du concept.
Ravi que ça serve, et persuadé qu'Howard Becker, toujours en vie bien que fort âgé, assez souvent à Paris ces temps-ci et auteur d'un des plus vieux sites perso de la sociologie (http://home.earthlink.net/~hsbecker...) le serait aussi. Maintenant, il faut approfondir un peu, et ce n'est pas avec cette référence nulle sur Wikipedia qu'on va y arriver.
Entrepreneur de morale, ce n'est pas une expression, c'est un concept par lequel Howard Becker désigne, bien évidemment, quelque chose de précis, qui n'a rien à voir avec le moralisateur, le donneur de leçons, le poseur qui sait-tout-mieux-que-les-autres ou même le citoyen éco-responsable qui s'achète une indulgence en faisant planter un arbre pour compenser le bilan carbone de son voyage au Cambodge.
L'entrepreneur de morale est une forme particulière, et minoritaire, de militant qui à la fois défend une cause sacrée, défend cette cause pour des raisons purement morales, et a un objectif bien défini, celui de transformer sa cause en une norme qui, par l'intermédiaire de la loi, s'imposera à tous, et permettra donc de faire disparaître de l'espace social la propriété contre laquelle il se bat : ce militant vise à réformer radicalement les mœurs, et il cherche à influencer en ce sens ceux qui votent les lois.
Et la prostitution fournit en effet un modèle du genre, avec ces militants abolitionnistes dont Lilian Mathieu (http://recherche.univ-lyon2.fr/grs/...) le spécialiste de la question a pas mal traité, qui considèrent la prostitution comme un mal qu'il faut absolument éradiquer, et n'apportent leur aide aux prostituées qu'à la condition qu'elles abandonnent le métier. Que ceux-ci soient des entrepreneurs de morale, c'est certain ; que le PS, ses militants, ou même les rapporteurs de la loi prohibitionniste le soient, c'est nettement moins évident.
J'avais cru à une faute de frappe.
Désolé.
@Denys: En effet, le PS me semble agir plus par opportunisme politique, suivisme et volonté de « bien faire » que sur la base d'une volonté profonde ; le titre est, je l'avoue, provocateur.
De nos jours, il n'y a plus de Calvin ou de Savonarole qui peuvent agir en quasi-dictateurs sur une cité ; aussi le but est de parvenir à faire que les idées soient reprises par les partis au pouvoir (voir la « moral majority » aux États-Unis avec les Républicains).
La frontière entre la plaisanterie, le troll et la vérité est parfois très ténue.
Les gens sont libres de se prostituer, physiquement, moralement et intellectuellement, en échange d'un salaire, de quelques billets ou de vacances à Las Vegas déguisées en conférence.
La prostitution dans sa forme la plus ancienne a cependant l'inconvénient majeur d'attirer le crime organisé, de générer des flux de capitaux qui vont nourrir des activités illicites, de maintenir l'insécurité physique des personnes qui y travaillent et d'ennuyer le voisinage. C'est ce qui justifie sa légalisation encadrée dans les pays germaniques.
Avec l'arrivée d'internet sont apparus des produits de substitution qui peuvent satisfaire les clients - pour peu qu'on les motive un peu - tout en garantissant de meilleures conditions de travail et un contrôle plus strict des flux financiers.
Dès lors je ne vois aucun inconvénient à mettre en place un système d'incitations afin d'encourager la clientèle à changer ses habitudes. Je suis d'ailleurs favorable à ce que la sanction soit augmentée d'une nuit au poste de police (pour l'humiliation). Il faudrait aussi des aides pour que les travailleuses s'équipent en matériel informatique et un "accompagnement" des plateformes à coups de carotte et bâton.
Quant à la morale, la politique et tout ça, c'est un peu comme pour l'avortement. La plupart des gens y voient une question de société : la vie contre la liberté. Moi j'y vois juste très pragmatiquement la moins mauvaise des solutions.
Ce ne sera pas la première fois que l'on aboutit à une bonne mesure pour les mauvaises raisons... un peu comme l'avortement d'ailleurs.
@Couard: Je ne pense pas que le client moyen veuille se contenter de virtuel. Je connais mal le problème de la prostitution et encore moins la mentalité des clients, mais je soupçonne qu'il y a quelque chose de se sentir un « vrai homme », qui ne peut pas se résoudre à distance.
Par ailleurs, je ne suis pas convaincu de l'amélioration des conditions de travail. Je frémis un peu à l'idée de la nana (ou du mec) qui bosse pour trois fois rien dans une arrière boutique dans je ne sais quel pays exotique mais avec une bonne bande passante, avec son patron qui lui dira de faire des trucs plus extrêmes pour passer la concurrence (e.g. récemment la chanteuse Rihanna a provoqué la fermeture d'un club de spectacles pornographiques à Phuket en racontant sur Twitter “Either I was … wasted last night, Or I saw a Thai woman pull a live bird, 2 turtles, razors, shoot darts and ping pong, all out of her p—y".).
> les combats contre le dgender
Dans ma vraie vie, les moralisateurs sont plutôt les combattants *du* dgender.
@Frank Wolff: C'est dans les deux sens, bien sûr. Il est pour moi très clair que certaines des personnes qui s'investissent dans les combats féministes sentent qu'elles ou ils ont une sorte de mission à accomplir dans un sens profondément moral, que la société doit être transformé dans le sens qu'elles ou ils souhaitent, etc. (Ce n'est pas péjoratif.)
Richard M. Stallman me semble aussi relever de cette catégorie.
C'est parce que les clients font leur difficile que je propose qu'ils passent plutôt la nuit au poste : on y dort mal, au milieu de gens peu fréquentables, et il faut trouver une bonne excuse pour cacher ce petit contre-temps à son entourage.
Cela dit, je vois deux objections majeures à tes objections :
La première est que le marché virtuel existe déjà. Donc toute objection du type "ça risque de donner tel résultat" est un problème qu'il faut déjà résoudre, prostitution locale ou pas. Nous ne pourrons faire l'économie de la régulation de l'industrie du sexe virtuel. D'après ce que j'ai compris, l'industrie pornographique a eu des développements très différents en France et en Allemagne car étant destinée principalement à la télévision en France, il a été possible d'obtenir la mise en place d'un certain nombre de bonnes pratiques. C'est l'avantage des industries concentrées : il est impossible de réguler 20 000 prostituées indépendantes. Il est plus facile de jouer à la carotte et au bâton avec disons 10 entreprises qui les regroupent surtout quand on peut leur couper les finances et internet (entrées et sorties donc).
Ma deuxième objection est que la vie est une science expérimentale et qu'on a tendance à l'oublier. La moitié du temps nous n'avons pas idée des conséquences de nos actions et ne le découvrons qu'après. Ainsi l'avortement a été légalisé car il était déjà pratiqué dans des conditions d'hygiène désastreuses. Ce n'est que 30 ans après qu'on a compris qu'un effet de bord était la réduction de la criminalité. Bref, les relations et les conséquences dans la vie sont souvent tellement complexes que la seule démarche rationnelle est d'essayer puis de voir ce que ça a donné (le rôle des experts étant d'éliminer des branches qui n'auraient rien donné afin d'accélérer la convergence vers la solution optimale).
@Couard: Donc en gros tu proposes que des boîtes comme Dorcel mettent en place des services en ligne « respectables » (avec paiement sécurisé, service client etc.) mettant en relation interactive des clients et des dames (ou messieurs) qui réaliseraient des actes à leur demande, avec vidéo temps réel (et, pourquoi pas bientôt, vidéo 3D...) ?
Je n'ai toujours pas compris en quoi le client devait être responsabilisé : responsable de quoi?
Et le client d'un produit fabriqué dans des conditions déplorables en Inde ou en Chine, il doit aussi être responsabilisé?
@Couard: Accessoirement, ta proposition, à mon avis, ne satisferait pas certains des « entrepreneurs de morale » impliqués, puisque tu aurais toujours des femmes à qui un client ordonnerait (sans doute plus d'ailleurs que si c'était en interaction directe) de réaliser tel ou tel acte sexuel ou corporel.
Tu réfléchis en termes de solution là où je réfléchis en termes d'incitation.
Réfléchir en termes de solution c'est par exemple "la France est en retard en informatique" => "créons Bull".
Réfléchir en termes d'incitation c'est constater que les lois anti-proxénétisme n'ont pas amélioré nos objectifs (réduire la criminalité, améliorer la sécurité). Comme on n'arrive pas à résoudre le problème directement, on définit des objectifs intermédiaires corrélés avec les objectifs initiaux, par exemple meilleur contrôle des flux financiers et une réduction du contact physique (mais il y en a d'autres possibles, voire meilleurs). Ensuite on constate qu'il y a déjà des services existants qui pourraient nous aider à atteindre les objectifs intermédiaires. Donc on met en place une politique d'incitations pour promouvoir leur adoption et une politique d'incitations pour que ces services aient intérêt à améliorer nos objectifs. Puis advienne ce que pourra !
Dans les faits c'est plutôt par démagogie / police morale / populisme électoral que l'une des politiques d'incitation a été mise en place, elle va être mal appliquée et il manque le deuxième volet d'incitations. Mais c'est toujours ça de pris et l'expérience va nous permettre d'améliorer notre compréhension des relations causales pour peut-être rectifier et mettre en place une meilleure approche.
Dans tous ces problèmes il faut partir à la chasse à la causalité par perturbation du système.
@Couard-Anonyme: donner des aides aux prostituées pour qu'elles s'équipent, ben voyons, rien que ça! et avec quels fonds? il y a déjà trop d'Etat (de mon point de vue), et plus de sous (ça, c'est le point de vue général...) Tâchons simplement de faire simple et de ne pas refaire le monde. Je ne prétends pas que la prostitution soit un mal nécessaire, mais les effets collatéraux des ingérences de l'Etat ou de l'Ordre moral dans les amours vénales sont souvent préjudiciables. Le projet candide et bécasson porté par la miss Belkacem risque de faire entrer la prostitution dans une clandestinité encore plus grande. Le gouvernement devrait se préoccuper de réformes économiques structurelles plutôt que d'inventer des écrans de fumée. Quant aux putes... πορεύου καὶ μηκέτι ἁμάρτανε...
[Commentaire censuré car injurieux. Encore une fois, ouvrez un blog si vous le voulez mais ne postez pas n'importe quoi chez moi merci.]
"Commentaire censuré car injurieux"
Non, absolument pas.
@Régis : Quand je m'exprime je parle de corrélation, d'incitation, de contrôle de flux financiers, de criminalité. Certes, je ne présente pas une proposition chiffrée mais il y a quelques ordres de grandeur, des comparaisons avec des pays semblables et des affirmations basées sur des études économétriques (dont je peux donner les références).
Toi tu réponds par des opinions
- il y a trop d'état
- l'ingérence de l'état est préjudiciable
- miss Belkacem est une bécasse
- ça va rendre la prostitution clandestine
- le gouvernement nous enfume
D'un côté il y a une argumentation réfutable, de l'autre côté des opinions infalsifiables.
Il y a trop d'état est une opinion : si c'était un fait au même titre que "la criminalité c'est mal", tout le monde serait d'accord à ce sujet.
@Couard Anonyme: "Je suis d'ailleurs favorable à ce que la sanction soit augmentée d'une nuit au poste de police (pour l'humiliation)"
Ce que vous proposez, c'est donc, plus généralement, que les courtes peines de prison (<= 24h) soient purgées dans les postes de police plutôt que dans les établissements pénitentiaires ?