Année Turing et questionnement sur la justice
Par David Monniaux le vendredi, mars 16 2012, 16:41 - Société - Lien permanent
L'année Turing devrait peut-être être l'occasion d'un questionnement au sujet de la justice, et notamment de ce qui doit relever du crime ou du délit.
Alan Turing a été condamné à une peine humiliante, dangereuse et avec effets secondaires (la castration chimique) pour des actes certes illicites (relations sexuelles avec un autre homme), mais sans victime, qu'elle soit individuelle ou collective, ni victimes potentielles. J'entends par là que l'auteur d'un vol lèse la personne volée, l'auteur d'un assassinat fait assurément une victime, l'auteur d'un détournement d'argent public lèse la collectivité, mais on peine à trouver qui est lésé par le fait que deux hommes aient des rapports sexuels.
Cette condamnation d'un mathématicien fameux ne doit pas occulter le fait que nombre d'inconnus ont été condamnés, sont encore condamnés et le seront encore, pour de pareils délits, et ce non seulement dans des pays à gouvernement religieux et autoritaire, mais également en France et d'autres pays occidentaux (par exemple, la consommation de stupéfiants à domicile, hors de la présence d'enfants, reste un délit).
L'existence de délits et de crimes sans victimes ni victimes potentielles est souvent justifiée par les arguments suivants :
- Il s'agit d'actes que la majorité de la population considère (du moins, est censée considérer) comme dégoûtants ou dénotant une personnalité dangereuse.
- Même si l'acte en lui-même est sans victime, sa généralisation dans la société détruirait celle-ci (si tout le monde devenait homosexuel, il n'y aurait plus d'enfants, si tout le monde fumait du cannabis au lieu de travailler, notre société s'écroulerait, etc.).
Je pense que tout ceci mérite réflexion et discussion. Voyez-vous d'autres arguments ?
Commentaires
- Le simple fait de se livrer au comportement en question constitue une propagande de fait en faveur de ce comportement (à partir d'ici, brancher ton 2ème argument)
- L'activité entretient des réseaux dont les activités annexes ou la simple existence nuit à la société (par exemple, fumer du cannabis ne nuit directement à personne, mais finance de groupes de délinquants qui s'arment, s'entretuent, conduisent comme des sacs, etc.)
(NOTA BENE à l'intention des handicapés du discours indirect : je ne fais là que citer des arguments que j'ai entendus dans ce contexte. Je ne les prends pas nécessairement à mon compte.)
Pour le second argument (destruction de société), il y a des choses bien plus dangereuses que la drogue ou l'homosexualité pour l'avenir de la société, comme Plus belle la vie, Apple ou Twitter. C'est donc une fausse raison, ou alors, il faut être cohérent.
Rama : Justement ce second argument va en faveur de la distribution légale de drogue, puisque cela couperait une grande source de revenus des criminels.
Pour ton premier argument en revanche il me semble raisonnable (et ne pas pouvoir faire des choses *en public* ce n'est pas si grave).
Les lois sont un reflet de la société avec un déphasage (parfois négatif) plus ou moins important...suffit de penser à la peine de mort en france
Un autre argument potentiel, c'est que quelqu'un qui détruit sa santé risque de devenir une charge pour la société. Mais il faut une bonne couche de mauvaise foi pour l'appliquer dans le cas de l'homosexualité ou de la consomation de cannabis...
@pankkake: "cela couperait une grande source de revenus des criminels" : exact, et ça s'observe en pratique. Par exemple, à la fin de la Prohibition aux USA, il y a eu une plongée spectaculaire de la grande criminalité.
D'un autre côté, il est raisonnable de vouloir éradiquer autant que faire se peut des drogues comme l'héroïne, et de construire une répression telle qu'elle entame aussi les profits.
Mais comme tu l'as deviné, j'ai tendance à me demander pourquoi on réprimerait ce que l'on peut taxer, et il faut pousser le bouchon assez loin pour que je n'envisage que la force publique comme politique.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Crime_...
Il y a aussi l'argument que l'acte en soi n'est pas dangereux mais pourrait mener (même sans généralisation à l'ensemble de la population) à de graves conséquences. Exemple : Si je me drogue tout seul chez moi, je ne fais de mal à personne. Par contre, l'effet de la drogue modifie mon comportement et risque de me donner envie de descendre dans la rue pour tabasser des petits vieux ou violer des jeunes filles. Interdire la drogue est alors vu comme une forme de prévention.
Cela dit, je ne vois pas en quoi cela peut s'adapter à l'homosexualité.
"Il s'agit d'actes que la majorité de la population considère (du moins, est censée considérer) comme dégoûtants ou dénotant une personnalité dangereuse."
Le démocratie n'est pas la dictature de la majorité sur les minorités. Relisez le premier article de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, cet argument y est tranché avant tout autre chose.
Et le deuxième argument est complètement fallacieux "Même si l'acte en lui-même est sans victime, sa généralisation dans la société détruirait celle-ci (si tout le monde devenait homosexuel, il n'y aurait plus d'enfants, si tout le monde fumait du cannabis au lieu de travailler, notre société s'écroulerait, etc.)."
Il est extrêmement vague, ce qui permet de l’interpréter avec tout l'arbitraire du monde. En ce moment j’écris ce commentaire. Si tout le monde écrivait ce commentaire en ce moment, il y aurait un désordre très nuisible dans la société.
Évidemment, on va me répondre "tu vois bien que c'est pas la même chose, ce qu'on veut dire c'est <<veuillez recevoir cet argument lapidaire comme une justification de la répression de toute déviance de la doxa>>" oui ben c'est pas un argument
@avs: Vous discutez en théoricien. En pratique, la démocratie est souvent une dictature de la majorité sur les minorités : c'est le Royaume-Uni démocratique qui a condamné Alan Turing. De même, en droit américain, la notion d'obscénité (qui permet de fixer ce qui doit être censuré au nom des bonnes mœurs) a longtemps été définie par ce qu'une majorité de la population d'une communauté donnée considère comme obscène : un spectacle, un commerce, un ouvrage, pouvaient ainsi être censurés sans qu'il soit besoin de démontrer qu'ils avaient un impact négatif sur la société. Plus récemment, en France, un sex-shop a été sommé de fermer parce qu'il était situé près d'un établissement d'enseignement secondaire, alors que ce commerce interdit au mineur abordait une façade discrète, et sans qu'il ait été besoin d'établir un quelconque impact sur les mineurs.
Enfin, si je rapporte des raisonnements tenus par d'autres, cela n'implique nullement que je les reprends à mon compte ou que j'ai besoin de faire de la bibliographie si ces raisonnements pèchent en quelconque façon. :-)
Pour le cas de la drogue, on peut imaginer une victime potentielle : mon moi futur.
Toutefois, je ne vois pas en quoi une peine de prison peut arranger la vie de mon moi futur au delà de l'aspect désincitatif.
Ruwen Ogien a abordé la question des crimes sans victime dans "L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes"
À traiter en parallèle avec tout ce qui n'est pas autorisé alors que ça ne porte tort à aucune personne, comme le mariage non-hétéro, qui porte atteinte au <strong>concept de mariage uniquement hétéro</strong>.
L'argument contre la légalisation de x est plus ou moins toujours :
- informellement : "oui mais alors c'est la porte ouverte à toutes les fenêtres" (on notera la subtilité rhétorique du "oui mais non" "d'accord mais pas d'accord")
- plus formellement : si on autorise x alors il faudra aussi autoriser y (x != y et x !=> y)
Encore plus formellement, l'argument semble être (ou doit être, dans la mesure où c'est la seule justification possible de l'argument) <strong>l'incomplétude de la théorie</strong> : toutes les choses néfastes ne peuvent pas être démontrées comme étant théoriquement néfastes, il faut bien admettre 1 que des choses pas spécialement néfastes (la consommation de cannabis, le mariage non hétéro) sont interdites pour éviter que d'autres choses très néfastes dont on ne sait pas démontrer qu'elles sont néfastes (la consommation d'autres produits addictifs, la polygamie - quoi que "polygamie" puisse signifier 2); c'est facile à voir :
- ou bien le multi-mariage est possible et ne pose aucun problème, donc il n'y a aucune raison de l'empêcher;
- ou bien le multi-mariage est possible mais pose des problèmes qu'on est capable de décrire, ce qui démontre que c'est une mauvaise idée, et <strong>il n'y a aucune difficulté à justifier qu'on ne le légalise pas</strong> même si on légalise autre chose qui ne pose aucun problème;
- ou bien le multi-mariage est possible, pose des problèmes, mais il n'est pas possible d'en décrire un seul problème, <strong>parce que la théorie est incomplète</strong>;
- ou bien le multi-mariage n'est pas logiquement possible parce que les axiomes du mariage sont inconsistants si on ajoute l'axiome du multi-mariage (même en bricolant à la marge les axiomes du mariage).
Et oui, j'ai exclus l'hypothèse où la théorie est complète mais l'énonciateur n'est pas capable de faire sa démonstration parce qu'il n'est pas assez doué, parce que l'énonciateur ici est un homme politique qui est très doué.
Enfin même expliqué comme ça (et j'insiste : je n'ai jamais lu ou entendu cette explication, mais c'est la seule possible), ça ne justifie strictement rien : si on est prêt à poser en axiome un truc qu'on ne sait pas démontrer, autant prendre un axiome un peu fin et qui n'interdit pas des choses qu'on a aucune raison d'interdire.
1 On ne voit pas pourquoi, mais c'est comme ça.
2 C'est bien gentil de parler de l'éventualité d'autoriser la polygamie, mais il faudrait commencer par définir les effets juridiques qu'elle produit; généraliser un système de 2 à x n'est déjà pas facile quand le système est correctement axiomatisé et assez élégant et symétrique, alors quand on part d'une accumulation de règles plus ou moins...